à propos des éditions l’usage
Les Éditions L’Usage publient de la poésie.
Sans doute cette proposition n’a-t-elle plus caractère d’évidence. Il faut admettre que la poésie que nous voulons publier est une espèce de ce qu’on appelle « poésie » dans son ensemble, dont les frontières sont de plus en plus mouvantes, indécises, incertaines. Une manière de faire, parmi d’autres, une forme du dire saisie comme toute expression contemporaine dans la prolifération entropique et concurrente des paroles, des proférations, des mélodies et de leur hybridation sur tous médiums possibles. Sans privilège.
Il reste possible de donner des traits descriptifs de cette forme : faute de quoi cette poésie n’a pas d’existence spécifique. Donner des éléments de description ne veut pas dire fixer, ni prescrire, ce qui relèverait de l’essentialisme, mais simplement identifier, en l’occurrence une configuration du langage et de la subjectivité : ce que fait la citation de Wittgenstein qui nous donne notre nom, si on en déplie toutes les implications. Cette configuration a de la valeur, en tant que forme de vie : dans ce qu’on peut aujourd’hui appeler poésie, tout ne supplée pas cette valeur. On la voit, dès lors, ressurgir ailleurs.
Lorsqu’il s’agit de sortir de la poésie, il est commun d’en accuser le caractère supposément sacral, grossissant démesurément la poésie d’un moment, disons, le moment heideggerien de la poésie française. Il est commun (autre versant de la critique) d’y voir l’expression d’une subjectivité qui se croit irréductiblement singulière. Nous défendons l’idée que la vie sociale peut être la matière première de la poésie lyrique, qu’elle l’a été souvent, dans la tradition (Ovide, Villon, Du Bellay, le jeune Reverdy, en sont quelques exemples) – en cela que cette vie a des retentissements affectifs en nous. Les émotions de la vie – de la vie concrète, celle qui nous lie aux autres dans notre histoire personnelle et dans la sphère de notre agir social – cela, qui fait notre malheur, notre bonheur – pourquoi cela devrait-il être exclu de la poésie ? Puisqu’il s’agit, parfois, de politique, et que ces affects sont volontiers renvoyés à l’ « individualisme bourgeois », alors on trouvera une ressource dans la lecture de Feuerbach, ou du jeune Marx. Pour ces philosophes, les affects font la valeur même d’une vie émancipée, proprement humaine. L’individualisme contemporain survit aisément à la fin de la poésie : il a des outils plus puissants.
Quant au langage : il n’y a pas solution de continuité entre nos jeux de langage ordinaires, par exemple, celui de l’expression des émotions, et le jeu de langage de la poésie. Mais il y a distinction : ce jeu de langage, nous dit – encore une fois – Wittgenstein, ne relève pas de la communication : cela ne l’empêche pas d’avoir un usage. On a fait grand cas de la distinction entre « langage ordinaire » et langage poétique, en refusant à ce dernier tout caractère pragmatique, pour soi-disant brancher la poésie sur les pratiques sociales : mais on a fait fausse route. Le « langage ordinaire » n’est pas la seule famille de jeux de langage à avoir un usage possible. Il faut se souvenir des usages spécifiques dans nos vies du langage de la poésie. Pour le langage privé, on peut regarder ailleurs.
Quant au livre : il reste un objet de désir. On ne laisse pas disparaître les objets de désir. C’est un mode d’existence parmi d’autres de la poésie : lieu d’une concentration possible de notre attention, sollicitée de toutes parts, et qui devient peut-être la chose la plus précieuse. Un livre de poèmes : on l’emporte partout avec soi. On mémorise ce qu’on y lit. On peut le lire à voix haute, pour soi-même ou pour d’autres. Enregistrer ces lectures. Performer. Nous ne considérons pas ces modes de publication comme exclusifs les uns des autres.C’est pourquoi L’Usage publie des livres, mais fait aussi entendre la voix des poètes publiés.